Lorsque j’étais gosse, j’étais un grand rêveur! (je le suis toujours) Mes deux héros étaient pilotes. Le premier s’appelait Joseph Siffert, il était pilote de Formule 1; le second était pilote des glaciers et se nommait Hermann Geiger. Tous deux sont morts dans des circonstances tragiques. Le premier lors du Grand-Prix de Brands Hatch, en Angleterre, le 24 octobre 1971; le second à Sion, le 26 août 1966,dans son Piper SuperCub, lors d’un vol d’instruction. Cruel destin qui m’arrachait ainsi, à cinq ans d’intervalle, mes deux idoles… C’est au pilote d’avion que je voudrais rendre un petit hommage…
En août 1966, je dois subir une intervention chirurgicale destinée à modifier ma jambe droite. Elle me cause problème suite à une polio contractée neuf ans plus tôt. De ce séjour hospitalier j’ai gardé deux souvenirs majeurs: le premier, c’est mon infirmière, prénommée Sabine, très belle jeune fille blonde dont j’étais très amoureux (si tant est qu’un gamin de douze ans puisse l’être à cet âge-là…) Le second, c’est l’annonce à la radio de l’accident du pilote des glaciers valaisan…
Quelques temps auparavant, un de mes copains m’avait filé un livre que j’ai dévoré d’un seul trait: « Geiger, pilote des glaciers » (Editions Arthaud, 1955). De ce livre aujourd’hui introuvable, il est une chose plus que toute autre qui avait marqué mon imagination de gamin. Geiger parlait de ses observations lorsque il était enfant, dans les années vingt, passant des heures à annalyser les évolutions aériennes des aigles et autres choucas, sorte de corneilles des montagnes vivant en bande. Voici ce qu’il en disait:
« Le désir de planer dans les airs est aussi vieux que mes souvenirs. Tranquillement allongé dans l’herbe des alpages, j’admirais le vol majestueux des choucas et des aigles contre les parois de rochers. D’un coup de sifflet je faisais disparaître ces maîtres de l’air pour pouvoir les observer, encore et toujours, lorsqu’ils atterrissaient en douceur sur les récifs dominant des abîmes sans fond. Dès lors, l’idée d’en faire un jour autant ou tout au moins de décoller de quelques centimètres de cette lourde terre ne me quitta plus jamais. J’avais bien vite constaté que ces gracieux oiseaux se laissaient guider par une loi immuable de la nature, car ils décollaient et atterrissaient toujours contre le vent. »
Hermann Geiger est né le 27 octobre 1914 à Savièse, tout près de Sion, dans le Valais suisse. Il connut d’emblée la vie rude de la montagne, entouré de ses douze frères et sœurs. Son intérêt pour l’aviation lui vint très tôt. Lorsqu’il dut partir effectuer son service militaire, il aurait aimé être incorporé dans les troupes d’aviation, mais on ne l’entendit pas ainsi et il fut prié d’aller faire ses classes chez les fantassins. Dur, dur… En 1932, il fit la connaissance d’un jeune étudiant ingénieur aéronautique allemand nommé Max Kaspar, qui allait plus tard épouser une de ses soeurs. A eux deux, ils entreprirent de construire le premier planeur valaisan, un « Hols der Teufel » (Que le diable l’emporte!) dont Max détenait les plans. C’est lui qui initia Geiger au pilotage, sur un planeur Zögling. Plus tard, le Valaisan s’expatria en Suisse alémanique et plus précisément à Winterthur, non loin de Zürich. Là, devant bien gagner sa vie, il deviendra gendarme. Et là, devant bien faire sa vie, il rencontrera Hilda, qui deviendra sa femme.
Après la guerre, il rentre en Valais où il est engagé en qualité d’agent de police. En 1947, il devient gardien de l’aérodrome civil de la ville de Sion. L’Aéro-club en est à ses débuts et Geiger va le développer rapidement. A bord du Cessna 140, qu’il a équipé d’un système mis au point par ses soins, il se lance dans des opérations de largage de matériel en montagne, sur les barrages en construction. Il ravitaille également en fourrage les troupeaux de moutons, de chamois ou bouquetins surpris et piégés par le froid et la neige. Puis il réceptionne le premier Piper SuperCub équipé de skis. Cet appareil lui donnera les moyens de mettre à exécution ce qui le travaille depuis si longtemps…
Le 10 mai 1952, il effectue son premier atterrissage sur le glacier de la Kander. Beaucoup de gens croient qu’il fut le précurseur de ce genre d’exercice, ce qui est faux! Lui-même prétendait se souvenir qu’en 1932 déjà, il avait appris que le grand pilote d’essai allemand Ernst Udet avait réussi à se poser sur un glacier à bord d’un petit appareil muni de skis (sans roues). Un hôtelier de St-Moritz, Fredy Wissel, le devança même en Suisse, effectuant plusieurs atterrissages sur glaciers dès 1951. Dans le genre, Geiger n’a rien inventé, non. Mais c’est lui qui a mis au point la technique d’approche, d’atterrissage et de décollage sur surface neigeuse en pente de haute montagne.
A partir de ce jour de mai 52, il va devenir le grand spécialiste de la discipline, effectuant un nombre considérable d’atterrissages sur toutes les pentes enneigées des Alpes suisses. Il va former bien des pilotes à cet exercice, notamment le grand Henri Giraud, « Français un peu fou » qui posera son Piper sur le Mont-Aiguille, en Isère, (1957) une arrête rocheuse surgie de terre et montant à la verticale sur plus de mille mètres, ou encore au sommet du Mont-Blanc (1960). En Suisse, ce seront Fernand Martignoni, autre figure légendaire du vol en montagne ou encore Bruno Bagnoud, co-fondateur avec Hermann et Fernand justement, de la compagnie Air-Glaciers, pour ne citer que les plus connus.
Spécialiste du secours aérien de montagne, on estime à environ 4000 le nombre de personnes que Hermann Geiger a secourues au cours de sa courte carrière. Infatigable pilote, il va écrire à lui seul, les plus belles pages de l’aviation de montagne en Suisse et deviendra célèbre pour cela dans le monde entier. Plus tard, il s’initiera au pilotage d’hélicoptère, cette machine prenant un essor considérable dans ce genre d’opérations. Malheureusement les plus belles histoires ont souvent une fin tragique… Le 26 août 1966, en fin d’après-midi, à bord d’un SuperCub, il effectue des tours de pistes avec un élève, sur l’aérodrome de Sion. C’est là que son appareil entre en collision avec un planeur dont il ignorait la présence, un planeur dont le pilote n’avait, lui non-plus, pas vu le petit monomoteur s’approcher de lui… Hermann Geiger venait de mourir, en faisant son métier, en vivant sa passion. Il n’avait pas 52 ans.
Je crois que beaucoup de passionnés de la disipline ont un aviateur-héros. Charles Lindbergh aux Etats-Unis, Louis Blériot en France, Otto Lilienthal en Allemagne, Douglas Bader en Angleterre… (ce sont mes choix personnels) La Suisse n’échappe pas à la règle. Et dans tous les sondages effectués à cette occasion il est un nom qui revient unanimement sur les lèvres: Hermann Geiger, pilote des glaciers, sauveteur infatigable et totalement désintéressé, homme de parole, droit comme un i, héros national, ayant pleinement réalisé son rêve d’enfant. Le héros de toute une nation aéronautique, aussi célèbre que le grand Guillaume Tell lui-même…
Pour obtenir sa licence suisse de pilote privé, tout candidat doit effectuer au moins deux vols en montagne. C’est une condition minimale et incontournable. Je me souviens parfaitement de ces deux extraordinaires escapades de près de trois heures au cœur des Alpes valaisannes et bernoises. Mon instructeur me fit tâter, en parfaite sécurité, de ces rabattants invisibles et insensibles qui en ont piégé plus d’un. Nous survolâmes plusieurs places d’atterrissages sur glaciers. En ces moments précis, je revivais la passion d’Hermann Geiger décrite dans « Pilote des glaciers »… J’imaginais l’homme aux commandes de sa machine, parfaitement maître (contrairement à moi) de l’évaluation de son altitude par rapport au sol neigeux. Je le voyais s’approcher face à la pente, se poser en douceur sur cette surface douce et limpide, garder assez de vitesse pour faire un demi tour sans se planter en sommet de pente, puis remettre les gaz à fond et s’arracher de ce moelleux duvet de flocons immaculés… J’aurais tant aimé, à cet instant précis, pouvoir en faire autant…
Les choucas, dans les contrées où j’habite, sont aussi courants que les flamants roses! A défaut, et chaque fois que je vois un gros oiseau dans une majestueuse descente planée, ailes légèrement secouées par les flux d’air, face au vent, puis, amorçant un arrondi parfait, prendre contact dans une légèreté infinie avec le sol, je me remémore les mots de ce grand pilote, de cet artiste et maître des pentes enneigées:
… »D’un coup de sifflet je faisais disparaître ces maîtres de l’air pour pouvoir les observer, encore et toujours, lorsqu’ils atterrissaient en douceur sur les récifs dominant des abîmes sans fond »…